Emmanuelle Veil — Le Journal Minimal : l’indépendance à tout prix

Lucie Léquier
5 min readApr 29, 2019

« Si je devais définir Le Journal Minimal ? Je dirais écolo, féministe, pop, axé design aussi ».

Emmanuelle Veil, rédactrice en chef du Journal Minimal, un média indépendant en ligne dénué de publicités, fait ici allusion à l’attention portée à l’ergonomie du site. Forme et fond minimal donc, mais enjeux majeurs et contenu dense. Le thème du minimalisme se retrouve dans les sujets de prédilection du journal, qui gravitent autour de la décroissance et des questions d’écologie et de société.

Emmanuelle Veil (© Catherine Simonet)

Dans l’idée de l’économie de l’échange, le modèle économique du journal est celui du financement participatif, sur le principe du don. Chacun peut contribuer en fonction de ses moyens, et en contrepartie l’information est disponible pour tous.

Développé au 100, un établissement solidaire situé 100 rue de Charenton, et lancé sur Ulule avec un objectif de départ de 6 000 euros rapidement atteint, le projet démarre en 2015. À l’époque, Emmanuelle Veil démarche elle-même pour obtenir des fonds, sans jamais faire de publicité particulière autour du projet. Elle est employée par l’association Minima, qui a pour rôle de publier le journal et de mettre en place des actions pédagogiques.

« Un côté un peu Zorro »

Journaliste « engagée », dans le sens le plus littéraire du terme, Emmanuelle Veil a construit son parcours de fil en aiguille. Elle concède avoir toujours eu « un côté un peu Zorro », une envie de faire bouger les lignes. Sa maîtrise d’histoire porte d’ailleurs sur les dissensions politiques dépassant le clivage classique droite/gauche lors du débat sur la peine de mort en 1981.
Elle débute dans le journalisme à 18 ans par des stages à L’Évènement du Jeudi, au Parisien, au Monde, puis entre à L’Express en 1994, où elle reste six ans.
Mais certains de ses articles y sont censurés à cause des annonceurs.

Emmanuelle Veil intègre ensuite la rédaction du mythique Charlie Hebdo. Le ton y est beaucoup plus libre. Mais dans un climat pré-#MeToo, l’atmosphère de vestiaire de rugby y flirte parfois avec la misogynie et l’homophobie.

Plusieurs évènements remettent également en question son autonomie. Un jour, contre sa volonté, un dessinateur impose un croquis illustrant un de ses articles : y est dépeinte sous des traits simiesques une femme qu’Emmanuelle Veil a interviewée dans le cadre ses activités d’aide aux migrants.

Durant ses « années Charlie », la reporter développe sa propension à l’investigation… allant même jusqu’à se déguiser ! Elle n’hésite pas à se grimer à plusieurs reprises quand son statut de journaliste au sulfureux Charlie l’empêche de pénétrer dans certains lieux.

Ainsi, lorsque l’accès au camp de Sangatte (près de Calais) géré par La Croix Rouge est interdit à tous les médias : « J’ai mis une capuche, et j’ai pris un air abattu ; mon dessinateur a attrapé un sac plastique, et on est entré », se souvient-elle, amusée.

Les conditions de vie du camp étaient alors méconnues. Emmanuelle Veil y découvre une grande détresse et une insalubrité crasse : à peine quelques toilettes pour plus de 1500 personnes.

Le reportage sur le camp de Sangatte dans Charlie Hebdo

Elle use encore d’artifices en 2004, pour entrer dans un meeting de Renaud Dutreil, alors ministre de la Réforme de l’État. Elle enfile pour ce faire un costume d’« ultralibérale convaincue ». Les propos qu’elle y capture, descendant la fonction publique, contribueront à la disgrâce de Dutreil et à son éviction du gouvernement.

L’article de Charlie Hebdo du 27 octobre 2004 ayant “fait tomber Dutreil”.

Aujourd’hui, à la lumière des évènements récents, notamment l’arrestation encore fraîche du reporter indépendant Gaspard Glanz, Emmanuelle Veil juge le climat actuel très anti-presse. « Le jour où mes anciens collègues de Charlie ont été assassinés je me suis dit qu’on entrait dans une période difficile pour le journalisme », explique-t-elle en référence aux attentats perpétrés contre la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.

Au bout de huit ans, Emmanuelle Veil quitte Charlie et entre à Siné Hebdo, où elle participe à la création du magazine satirique Siné Mensuel en tant que conceptrice et rédactrice en chef. En perpétuelle quête d’indépendance, elle finit par sauter le pas vers la création d’un média complètement autofinancé et autonome.

Des joies et des peines du journalisme indépendant

Le Journal Minimal, créé avec la musicienne Catherine Simonet, la directrice de publication, est par essence « low budget », et les salaires d’Emmanuelle Veil et de son équipe, sont fixés en conséquence. La rémunération des piges de la vingtaine de pigistes est également plutôt symbolique.
Ils écrivent dans un style qui se veut épuré et formel ; minimal, en somme, mais « de manière assez naturelle, en gardant son propre style ». La seule consigne d’Emmanuelle Veil pour ses rédacteurs ? « Se faire plaisir en écrivant ! »

Comme dans une ONG, l’engagement prévaut sur l’attrait financier. Certains des collaborateurs du journal ont un autre métier, voire rédigent bénévolement.

Certains des articles du journal fonctionnent très bien. Un sujet dont elle est particulièrement fière ? « Notre article pour la présidentielle 2017 sur 60 propositions pour une France plus légère : il n’y a que le Journal Minimal qui aurait pu faire ça. »

Le site du Journal Minimal

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L. L.

(Un grand merci à Emmanuelle Veil pour cet entretien, ses retours et sa bienveillance. Pour soutenir Le Journal Minimal, c’est par ici. )

Comment des journalistes aux parcours drastiquement différents ont-ils débuté ; quelles circonstances les ont amenés à devenir qui rédacteurs en chef, qui spécialistes de rubrique ; pourquoi certains ont-ils fondé des titres indépendants ? Qu’est-ce qui définit pour eux leur métier et comment s’adaptent-ils à la conjoncture de la presse ? Cette série de portraits vise à rendre intelligible le parcours de professionnels d’une presse écrite consciente et impliquée, afin d’éclairer les choix des journalistes de demain.

Prochain portrait : Nicolas Cori, Les Jours

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