Au Sahel, la révolte numérique des internautes africains contre l’armée française

Au Niger, au Burkina Faso et dans les pays où les forces de Barkhane opèrent, la gronde se fait sentir dans la rue et sur la toile. Avec une revendication : que l’armée française quitte le continent. Derrière la colère, des revendications légitimes et le spectre de la Russie.

Lucie Léquier
9 min readDec 3, 2021
Des manifestants brûlent un drapeau français lors d’un rassemblement contre l’influence française à Bamako, au Mali. Michele Cattani / AFP

« Ils ont tiré sur nous, raconte l’homme, visage grave, face à la caméra. C’est les Français même qui ont tiré. »

L’incident a eu lieu le 27 novembre à Téra, une ville de la région de Tillabéri, dans l’ouest du Niger. Trois personnes ont été tuées par balles alors que des manifestants bloquaient un convoi militaire français de la force Barkhane en route vers le Mali.

Si l’Etat major français reconnait des tirs, il assure qu’il s’agissait de sommations, de semonces, et de tirs lacrymogènes. Avec pour unique but, affirme l’armée, d’éloigner une foule qualifiée de « violente ». Difficile d’accuser la France de façon formelle. Mais tous les témoignages recueillis sur place concordent pour attribuer les tirs aux soldats tricolores, et non à la police ni à l’armée nigérienne.

Un drame en partie causé par une grossière rumeur. Parmi les manifestants ce jour-là, beaucoup étaient persuadés que la centaine de véhicules français livraient en réalité des armes aux jihadistes… ces mêmes jihadistes que l’opération Barkhane combat au Sahel depuis 2014. Cette intox avait largement circulé sur des boucles privées WhatsApp et Télégram, et avait été reprise par comptes Facebook très suivis.

Un discours complotiste renforcé par des prises de paroles de personnalités officielles, comme celle du premier ministre malien Choguel Kokalla Maïga, qui n’avait pas hésité à accuser la France d’avoir « formé et entrainé une organisation terroriste à Kidal », au Mali.

“A bas la France”

L’épisode marque le paroxysme des tensions entre l’armée française et l’opinion publique dans les pays où les soldats de la force Barkhane sont déployés. Tout le long de son parcours, émaillé d’incidents, le convoi avait été bloqué et pris à parti par des manifestants qui scandaient « A bas la France ». La présence de l’ancien colon français est particulièrement critiquée au Niger, Burkina Faso, au Mali, et plus généralement dans les pays de l’Afrique de l’Ouest.

Sur les réseaux sociaux, la gronde se fait entendre depuis plusieurs années. Et les morts de Téra ont donné du souffle à la contestation. En ligne, des photos de balles françaises et de blessés, présentés comme victimes des militaires français, circulent allègrement, notamment repris par des médias et des personnalités de la mouvance panafricaines et des comptes influents.

Les photos de blessés présentés comme ceux de l’incident de Téra et de balles françaises ont été largement partagées par des militants panafricanistes et anti-Français.

Parmi ces activistes 2.0., ceux que l’on appelle les « videoman » postent des vidéos face caméra, repartagées des milliers de fois et qui cumulent des centaines de milliers de vues.

En bambara, la langue la plus parlée au Mali, ou en Français, ils s’y insurgent notamment contre l’action de l’armée française, et prêchent pour son départ.

« Au Mali, ce sont pour la plupart des jeunes, dont une bonne partie réside à l’étranger voire même en France, avance Boubacar Haidara, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM) de Sciences Po Bordeaux.
Ils sont très écoutés : en l’espace d’à peine 2 ou 3 h, certaines vidéos dépassent les 200 000 vues sur Facebook. Les mêmes dynamiques sont à l’oeuvre au Niger ou au Burkina Faso. »

Seydou Keyta, le « videoman » derrière le compte Facebook « Fier d’etre malien et africain », poste régulièrement du continu fustigeant la présence française en Afrique.

Certains militent depuis la France, comme Kémi Seba. « Sécuriser l’accès aux ressources, c’est pour ça que l’armée française est au Sahel », affirme l’activiste politique dans un live Facebook partagé plus de 12 000 fois. « Ils disent qu’ils viennent aider les populations du Sahel à lutter contre le terrorisme. Qui est-ce qui a généré ce basculement et cette destabilisation du Sahel ?, s’interroge ce Franco-Béninois natif de Strasbourg. Partout où vous passez, en Syrie, en Lybie, en Afghanistan, vous ne laissez que le chaos. »

David contre Goliath

Photos et vidéos ont une plus grande propension à devenir virales que l’écrit, alors qu’une grande partie de la population d’Afrique de l’Ouest, bien qu’analphabète, utilise quand même les réseaux sociaux.

Parmi les clichés qui ont le plus circulé, les clichés d’un drone endommagé, et d’un petit garçon armé d’un lance-pierre et porté par une foule en liesse. Sur la route du convoi militaire français entre les villes de Kaya et Ouagadougou, au Burkina Faso, le petit Aliou, 13 ans à peine, aurait touché un drone français avec son jouet de fortune.

L’image d’Aliou, 13 ans, et de son lance-pierre, reprise par un célèbre humoriste d’origine ivoirienne, suivi par plus d’1,2 million de personnes sur Facebook.

Dans les commentaires, les comparaisons fusent : il est le « David » burkinabè contre le « Goliath » français, la preuve des trésors de ressources déployés par les Africains pour se lever contre le colonialisme. En pratique, pourtant, impossible d’affirmer que le drone photographié appartient bien à l’arsenal aérien de Barkhane.

L’image a été élevée au rang de mème, de nombreux internautes répliquant le jet de pierre réussi, par exemple en faisant mine d’abattre l’avion du président nigérien Mohammed Bazoum, régulièrement accusé sur les réseaux sociaux d’être le « valet de la France ».

Un activiste en ligne fait mine d’abattre l’avion du président nigérien Mohammed Bazoum au lance-pierre.

Le spectre russe

Mais des infox grossière se répandent aussi comme une trainée de poudre. Certaines semblent propulsées par le Kremlin, qui opère pour assoir son emprise au Sahel. Certains comptes liés au Russes ont affirmé, à tort, qu’un « haut gradé » français avait été arrêté à l’aéroport de Bamako, au Mali, en possession de deux kilos d’héroïne. En décembre 2020, Facebook a ainsi supprimé 150 faux-comptes de l’armée française liés à des intérêts russes.

Les Russent dominent-ils la sphère numérique pour mieux préparer leur présence au sol ?

Un rapport remis aux 27 en fin d’année indique qu’un bataillon de l’armée centrafricaine formé par l’Union Européenne est passé sous le contrôle du groupe paramilitaire privé Wagner, main armée du Kremlin en Ukraine, mais aussi en Syrie ou en Libye. La réaction de l’UE ne s’est pas fait attendre. « Nous sommes préoccupés par la présence du groupe Wagner dans 23 pays africains et les liens très étroits de cette société avec la Russie », a déclaré Nabila Massrali, la porte-parole du chef de la diplomatie Josep Borrell. Et de rappeler que « de récents rapports documentés, nationaux et internationaux, dénoncent des violations des droits humains commises par des instructeurs russes et des employés de sociétés privées opérant en Centrafrique ».

Fin novembre, les internautes étaient nombreux à se réjouir de l’inauguration d’une statue à Bangui, en Centrafrique, en hommage aux aux personnels russes qui encadrent les unités des forces armées nationales .

Quelques mois plus tôt, la junte au pouvoir au Mali avait aussi laissé planer le doute sur un possible accord avec Wagner. La levée de boucliers ne s’était pas fait attendre. La ministre des Armées Florence Parly, de concert avec l’Union Européenne et les Etats-Unis avait tous mis en garde Bamako d’un éventuel recours à des mercenaires russes.

La Russie en avait profité pour mettre de l’huile sur le feu. En novembre, des rumeurs concernant l’arrivée de formateurs de Wagner au Mali avaient circulé sur Télégram et Facebook, émanant de comptes comme celui de Moussa Dembelé. Seulement dix amis, partageant uniquement des informations pro-russes… ce profil plutôt suspect, est l’un des premiers a avoir partagé deux clichés qui montrent supposément un instructeur du groupe paramilitaire entrainant des soldats forces armées maliennes.

Un compte Facebook suspect a partagé deux photos pour prouver l’arrivée de Wagner au Mali.

Plusieurs médias, dont France 24, ont cependant noté la forte ressemblance des bâtiments avec ceux de l’ancien palais du roi Bokassa en Centrafrique, et permettent de remettre en doute le lieu réel de la prise de vue.

Sur YouTube, l’infox a été reprise par des chaînes panafricaines comme Afrique Média, avec pour fond visuel des captures d’écran de reportages et d’interviews de médias comme TV5 Monde ou RFI. Annoncer (à tort) l’arrivée de Wagner au Mali serait presque devenu une habitude à en croire certains commentaires sous une vidéo postée fin novembre.

Un commentaire sous une vidéo YouTube titrée “Bonne nouvelle, c’est confirmée l’armée russe(WAGNER) débarque au MALI ce SAMEDI” publiée fin novembre.

Mais pour Philippe Migaux, enseignant chercheur à Science Po Paris qui a publié un ouvrage sur jihadisme, pour qui « pour l’instant, il n’y a pas de réalité à cette rumeur » de la présence de Wagner au Mali.

Même son de cloche du côté de Boubacar Haidara. Si la prise de contact entre le gouvernement malien et Wagner était réelle, le coût même de l’entreprise (qu’il estime à 10 millions de dollars par mois) rend l’enventualité peu probable, « car le Mali n’en avait tout simplement pas les moyens ».

D’autant que « Wagner, c’est 1 000 mercenaires, alors que Barkhane compte 5 100 soldats, la Minusma 15 0000, et le G5 Sahel encore 7 500 », ajoute le chargé de cours à l’université de Ségou au Mali. « Ce n’est pas 1 000 mercenaires qui vont pouvoir faire quelque chose. »

Fracture

En miroir des anciens colons français, la Russie est spontanément érigée au rang d’allié militaire de choix par certains panafricanistes revendiqués.

Un compte très suivi sur Facebook se réjouit de l’arrivée de matériel militaire russe au Niger.

Mais pour Boubacar Haidara, l’influence de la désinformation russe n’est pas à l’origine de cette dynamique. « La Russie se positionne sur la fragilité de la France sur son pré carré africain, résume le chercheur. Les Russent tirent simplement profit du sentiment anti-français au Sahel et jouent un rôle qui me parait minime pour le moment. »

Il attribue le ressentiment contre la politique et l’armée française à des blessures coloniales plus profondes, et au Mali en particulier, à une sensation d’ingérence de la puissance occidentale, sans résultats toujours visibles sur le quotidien des habitants ni leur sécurité.

Les violences sont particulièrement récurrentes dans la région des trois frontières, à l’intersection entre le Mali, du Burkina Faso et du Niger. En septembre, 69 personnes ont ainsi été massacrées par les jihadistes au Niger, dans la région de Tillabéri. « Depuis le début de cette insécurité, il ne fait plus bon vivre à Banibangou… il y a la faim, il y a la soif, nous n’avons pas la tranquillité d’esprit, on ne dort même plus, témoignait une mère de famille habitante de la commune attaquée. Les bandits viennent nous tuer, la vie est vraiment devenue difficile ici. Les femmes et les enfants sont particulièrement dans la tourmente. »

Pour le spécialiste Boubacar Haitara, « le 2 poids 2 mesures est également très mal perçu par les populations, parce que cela leur prouve que la France est uniquement là pour ses intérêts, peu importe si la situation est démocratique ou non. » Il cite le fait que la France participe à l’investiture d’un militaire « faiseur de coup d’Etat » au Tchad… mais brandit des sanctions contre le coup d’Etat au Mali.

Ce manque de cohérence conduirait les populations sahéliennes a rechercher d’autres motivations que l’idéal démocratique à l’intervention de la France, comme des intérêts économiques ou géo-stratégiques. Ainsi, à Kidal, ville au Mali reprise aux jihadistes par les troupes françaises, qui sont ensuite restées stationnées en empêchant l’armée malienne de pénétrer, le bruit courait que les Français pillaient de l’or.

Des arguments souvent repris par les activistes panafricains, comme Kémi Seba. « Parce que les démons que vous êtes — et quand je dis démons je parle de l’oligarchie occidentale et de leurs alliés qui sont à la tête de nos états— la seule chose qui vous intéresse c’est les ressources minières ; la seule chose qui vous intéresse c’est l’or ; la seule chose qui vous intéresse c’est le pétrole », martèle le militant anticolonialiste dans une de ses vidéo face caméra.

Un compte Facebook très suivi affirme que la France aide une alliance de groupes rebelles à exploiter illégalement l’or de Kidal.

Boubacar Haidara fustige enfin « le manque de communication, et l’opacité derrière les opérations militaires françaises ».

La France tente depuis longtemps de remonter à la source de la désinformation, par exemple à travers Viginum, une agence gouvernementale créé à l’été 2021. Ses experts sont chargés de repérer « les opérations d’ingérence numérique étrangères aux fins de manipulation de l’information sur les réseaux sociaux ».

Mais sur place, l’armée communique enfin directement auprès des populations locales, à coup de tracts largés par avion, qui expliquent ses manoeuvres et nient les rumeurs de départ. Images colorées fortes en symboliques et slogans chocs, les pamphlets ne dénotent pas par leur subtilité.

« Choisis la vie avec ta famille. Ne choisis pas la mort ». Un tract de l’armée française retrouvé au Mali.

Entre des papiers qui se transmettent de main en main et des posts qui transitent à la vitesse des réseaux, le combat semble aussi laborieux que la bataille qui se mène encore sur le terrain.

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