Nicolas Cori — Les Jours, le journalisme obsessionnel en série

Lucie Léquier
5 min readMay 6, 2019

Un journalisme « au long cours », qui s’attache à explorer des sujets en profondeur et les suit de manière « obsessionnelle » : c’est grâce à cette ligne éditoriale originale que Les Jours, média indépendant exclusivement accessible en ligne, s’est imposé dans le paysage journalistique français.

Nicolas Cori (© Pierre Morel)

« Obsession », ou « série », c’est d’ailleurs le nom donné à chaque enquête, composée de dizaines d’« épisodes », s’étalant parfois sur plus d’un an.

« Comme dans les séries télé comme Game of Thrones, il y a des personnages récurrents », explique le rédacteur en chef et l’un de ses neuf fondateurs, Nicolas Cori.

Un naufrage évité, et une naissance hâtée

Lorsque cet ex de la rubrique économie de Libération décide de fonder Les Jours avec sept anciens de Libé — un neuvième les rejoindra plus tard — , le quotidien national traverse une crise historique.

Nous sommes en 2014 et les employés sont menacés par un plan social décidé par la nouvelle direction. L’actionnaire Bruno Ledoux a repris les rênes après le départ d’un Nicolas Demorand en conflit persistant avec la rédaction.
Le milliardaire Patrick Drahi, patron de Numericable, obtient alors un poids décisionnel majeur en tant qu’investisseur du journal — Drahi rachètera également L’Express quelques mois plus tard.

« Dès le début, nous -Garriberts [n.d.l.r.: Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, tous deux chroniqueurs télé à Libé] et l’équipe fondatrice des Jours- avons cherché ensemble à moderniser Libération avant d’y renoncer », précise Nicolas Cori. Ils tentent d’insister notamment sur l’aspect numérique, mais peinent à imposer leur vision en interne. « J’étais donc guidé à la fois par une nécessité, et par un constat sur l’écosystème journalistique. »

Nicolas Cori lui-même est passé par Science Po et l’École de Journalisme de Lille (ESJ). Il effectue des stages dans une petite agence de presse et à La Voix du Nord, puis un bref stage à Libération, qui se transforme en CDD puis rapidement en CDI dans le service éco. Il y restera 15 ans.

« On a eu envie de proposer quelque chose de différent : un média totalement en ligne, mais fonctionnant sur le système de l’abonnement, sans pubs, pour conserver l’indépendance vis-à-vis des annonceurs », raconte le journaliste.

Et éviter les titres racoleurs dissimulant des dépêches à peine remaniées. Monté via un modèle économique mixte, entre le crowdfunding et la levée de fond classique, le site se finance en effet grâce à ses lecteurs, via un abonnement mensuel débutant à 5 euros par mois pour les étudiants.

Après un an de préparation, Les Jours sont officiellement lancés en 2016.

À la croisée du journalisme d’investigation et des séries HBO

L’originalité du projet réside surtout dans son concept « sériel » qui octroie une grande liberté à ses auteurs et la possibilité d’approfondir leurs sujets.

« On a eu cette idée, et on s’est rendu compte que sur le plan éditorial, cela fonctionnait. »

Sa légitimité, le média la tire avant tout de sa rédaction, composée d’une quinzaine de personnes à plein temps, et de pigistes en France et à l’étranger, « correctement rémunérés » aux dires du rédacteur en chef.
Beaucoup de journalistes proposent directement des idées de sujet aux Jours, mais il arrive aussi que l’équipe demande directement à des collègues d’écrire sur un sujet qui les intéresse.

Après son enquête sur le tueur en série « le grêlé », Patricia Tourancheau s’est ainsi vue proposer d’écrire sur les rebondissements de l’affaire Grégory.

Il leur arrive aussi de débaucher des journalistes en fonction des évènements de l’actualité récente, comme pour les manifestations en Algérie, mises en texte par Yasmine Taouint dans Viva l’Algérie !. Pareils projets sont souvent inédits à une telle échelle.

L’obsession de Patricia Tourancheau sur l’affaire Grégory.

Les enquêtes publiées sur le site des Jours remportent un succès public et critique important. Elles ont par quatre fois été adaptées en livre, aux éditions du Seuil : L’Empire, dans lequel Isabelle Roberts et Raphael Garrigos racontent la conquête de Canal+ par Vincent Bolloré ; Le 36, rassemblant trois séries centrées sur le 36 Quai des Orfèvres (Les chroniques du 36, La mondaine, et Le grêlé), et Grégory, par Patricia Tourancheau ; et Les Revenants de David Thomson, qui a suivi les Français revenus du jihad, récompensé du prix Albert Londres.
Nicolas Cori a lui écrit plusieurs ouvrages. Dans Dexia, une banque toxique, publiée en 2013, il se penche sur les emprunts toxiques vendus par la banque aux villes et aux hôpitaux.

De la difficulté de rester autonome

La veille jeudi 25 avril, Nicolas Cori avait pu assister à la conférence de presse d’Emmanuel Macron. Le spécialiste éco a trouvé les questions des journalistes présents plutôt complaisantes dans l’ensemble.
S’il ne constate pas de contraintes juridiques et policières accrues à l’encontre des journalistes de nos jours, il dénonce bel et bien une proximité néfaste des professionnels de la presse avec les politiques. Les journalistes suivent en effet ces hommes politiques parfois depuis plusieurs années, ce qui pousse au rapprochement. Surtout, ils ne veulent pas voir se tarir leur source d’informations et de bruits de couloirs. « Ils ont oublié que le rôle des journalistes est aussi de leur faire du rentre-dedans », déplore Nicolas Cori.

À l’entendre cependant, la plus grande menace sur l’indépendance de la presse semble être la pression économique exercée par les annonceurs et les investisseurs.

Le retrait d’un annonceur peut être dévastateur pour un journal. « Malheureusement, on y réfléchit à deux fois avant d’écrire sur certaines personnes », admet le journaliste.

Changement conséquent par rapport à son ancien poste, il n’est plus contraint de mettre en pause ses propres enquêtes pour écrire des brèves sur l’actualité brûlante si la rédaction n’a pas décidé de mener l’enquête. Ainsi, le journaliste « ne peut plus se contenter d’entretenir le même réseau de contacts », et ses sources sont constamment renouvelées.
Son travail passe aussi par beaucoup de lecture en amont de l’enquête, afin notamment de repérer les personnages intéressants. Pas le temps de s’ennuyer, donc.

Nicolas Cori songe d’ailleurs déjà à sa prochaine « obsession » : peut-être sur les donations colossales des fortunes françaises destinées à la reconstruction de Notre-Dame ?

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L. L.

(Un grand merci à Nicolas Cori. Pour s’abonner à l’excellent journal Les Jours, c’est par ici.)

Comment des journalistes aux parcours drastiquement différents ont-ils débuté ; quelles circonstances les ont amenés à devenir qui rédacteurs en chef, qui spécialistes de rubrique ; pourquoi certains ont-ils fondé des titres indépendants ? Qu’est-ce qui définit pour eux leur métier et comment s’adaptent-ils à la conjoncture de la presse ? Cette série de portraits vise à rendre intelligible le parcours de professionnels d’une presse écrite consciente et impliquée, afin d’éclairer les choix des journalistes de demain.

A venir: interview de Dan Barry, du New York Times.

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